Éblouis par la mer

Éblouis par la mer

J’ai rédigé l’article ci-dessous pour le numéro de décembre 2022 de la revue parisienne Études canadiennes (merci à la rédactrice-en-chef, Laurence Cros, à l’Université Paris Cité). Voici un lien vers la version en ligne: https://journals.openedition.org/eccs/5833

I wrote the following article for the Paris-based review, Études canadiennes (thanks to the editor-in-chief, Laurence Cros, at Université Paris Cité). It appeared in the December 2022 issue, which can be found here: https://journals.openedition.org/eccs/5833

 

Éblouis par la mer[1] : Roald Amundsen, nouveau paradigme et connaissances inuites

George TOMBS, auteur et cinéaste indépendant

[1] The Blinding Sea (Éblouis par la mer), 2020. Long métrage documentaire en haute définition, d’une durée de 108 minutes, retraçant la vie et la carrière de l’explorateur polaire norvégien Roald Amundsen dans les années 1897-1928. Production, réalisation, recherche, photo, narration, direction musicale : George Tombs. VOA, avec sous-titres français incrustés. © Evidentia Films Inc. The Blinding Sea a reçu 25 prix, dont le Prix du meilleur long-métrage documentaire (Toronto Independent Film Festival, 2020) et le Prix du meilleur long-métrage documentaire international (New York Independent Cinema Awards, 2021). Il a été projeté en France 12 fois en 2021 et 2022, y compris à l’Université de Grenoble Alpes et à l’Université Paris Cité, avec le soutien de l’AFEC.

 

Résumé de recherche: Ce témoignage du réalisateur George Tombs présente les motivations derrière son documentaire sur Roald Amundsen, l’approche adoptée, et la vision de l’explorateur qui y est développée. Le long métrage documentaire The Blinding Sea (Éblouis par la mer) est un nouveau film sur l’explorateur norvégien Roald Amundsen, qui a mené la première expédition à travers le passage du Nord-Ouest et la première expédition au pôle Sud. Ce film, tourné en extérieur en Antarctique et dans l’Arctique, révèle les relations étroites qu’entretenait Amundsen avec les Inuits canadiens. Alors que d’autres explorateurs européens s’appuyaient sur des connaissances explicites mal adaptées à l’environnement polaire, Amundsen a passé deux ans au Nunavut, où il a appris un nouveau paradigme des connaissances tacites inuites, qu’il a combiné avec ses expériences en Norvège, développant ainsi une approche novatrice de l’exploration polaire.

Abstract: This personal account from director George Tombs presents the motivations behind his documentary on Roald Amundsen, the approach he adopted, and the vision of the explorer that he developed. The feature documentary The Blinding Sea (Éblouis par la mer) is a new film about the Norwegian explorer Roald Amundsen, who led the first expedition through the Northwest Passage and the first expedition to the South Pole. This film, shot on location in Antarctica and across the Arctic, reveals Amundsen’s close relationships with Canadian Inuit. Whereas other European explorers relied on explicit knowledge poorly-adapted to the polar environment, Amundsen spent two years in Nunavut, learning a new paradigm of Inuit tacit knowledge, which he combined with his experiences in Norway, developing an innovative approach to polar exploration.

Le trois-mats barque Europa sur l’océan Austral. © George Tombs, 2020

En réalisant le long métrage documentaire The Blinding Sea (la version sous-titrée s’appelle Éblouis par la mer), je raconte la carrière polaire de l’explorateur norvégien Roald Amundsen (1872-1928).

Ce film se concentre tout d’abord sur l’apprentissage qu’il a entrepris, en séjournant chez les Inuits canadiens de Uqsuqtuuq/Gjoa Haven, Nunavut pendant deux ans (1903-1905), et ensuite sur l’impact de cet apprentissage sur son style ultérieur de leadership et de gestion.

Pourquoi l’ai-je réalisé ? Je suis à la fois fasciné par le partage des connaissances entre les cultures, et consterné par la façon dont certaines catégories de peuples et certains types de connaissances ont été ignorés, voire délibérément occultés, dans l’historiographie conventionnelle.

Portrait de Roald Amundsen en 1909. Bibliothèque nationale de Norvège. Domaine public

Un nouveau paradigme

Amundsen a été le premier à mener avec succès une expédition à bord d’un navire à travers le passage du Nord-Ouest en 1903-1906, le premier à découvrir le pôle Sud en 1911 (à l’aide de skis et de chiens de traîneau), et le premier à atteindre le pôle Nord en 1926 (en dirigeable). Il a naturellement fait l’objet de nombreuses interprétations, souvent de la part de passionnés de salon ayant peu d’expérience directe des régions polaires et peu ou pas de familiarité avec les Inuits.

Encore aujourd’hui, Amundsen demeure un personnage historique important : au début du XXe siècle, à une époque où les puissances coloniales (dont le Canada) étaient gagnées par le racisme, les préjugés profondément ancrés et l’antagonisme à l’égard des peuples autochtones, Amundsen a adopté une approche non raciste du savoir tacite des Inuits canadiens. En effet, il a reconnu dans le système de connaissances inuites un nouveau paradigme, dont il avait beaucoup à apprendre.

Pourquoi mentionner les connaissances tacites ? Il est certain que le système de connaissances inuites, contextualisé dans l’environnement polaire du Nunavut et communiqué par la démonstration, l’exemple et l’explication orale plutôt que par des récits écrits, lui a permis de découvrir, en 1911-1912, le pôle Sud en toute sécurité, aux côtés d’un équipage polaire hautement qualifié et expérimenté. Par exemple, les Inuits ont certainement appris à Amundsen que sacrifier des chiens de traineau de temps à autre, pour en consommer la viande fraîche, permettait de demeurer en bonne santé pendant de longs voyages sur les calottes glaciaires. Il est en outre possible que les connaissances inuites aient permis à Amundsen de franchir avec succès le passage du Nord-Ouest en 1903-1906.

En qualifiant ce système de connaissances de « paradigme », je n’utilise pas ce terme comme le fait Thomas Kuhn (2008). À mon avis, lorsqu’un changement de paradigme se produit, ce ne sont pas seulement les détails de surface qui changent : on porte un regard nouveau sur l’ensemble. Lors d’un changement de paradigme, on adopte une nouvelle vision des phénomènes, on attribue de nouvelles valeurs à ces phénomènes, on adopte une manière contextualisée d’observer la nature et de communiquer ces connaissances et les pratiques qui y sont liées.

Bien sûr, beaucoup de gens sont intrigués par la rivalité entre Amundsen et l’explorateur polaire britannique Robert Falcon Scott, et cette rivalité figure dans mon film. Le fait qu’ils se soient tous les deux dirigés vers le pôle Sud à la fin de l’année 1911 a souvent été présenté comme une course, une mise à l’épreuve de leur détermination et de leur sens de la planification.

Scott donne l’impression d’avoir suivi une trajectoire linéaire, de A à B, sans jamais renoncer à la route préétablie, tout en mettant à l’essai un moyen de transport après l’autre pendant son périple vers le pôle Sud. Il nous rappelle ce merveilleux personnage de Jules Verne, Phileas Fogg, ce gentleman aventurier qui a fait le tour du monde en 80 jours à bord de paquebots et de trains, à pied, à dos d’éléphant et même en empruntant un traîneau à voile. Mais là où le personnage de Fogg réussit, hélas Scott mourra de famine, d’hypothermie, de gangrène et peut-être aussi de scorbut.

Amundsen, quant à lui, donne l’impression d’avoir été un leader agile (dans le sens donné à ce mot dans le domaine du management). Il s’avère donc un exemple important en termes de leadership et de management. Disposé à s’adapter, Amundsen change de cap, adopte le paradigme des Inuits, améliore sans cesse ses connaissances et équipements, et lit les signes de la nature, en travaillant avec elle plutôt que contre elle. De plus, Amundsen développe un style de leadership collégial mettant l’accent sur le co-apprentissage et la co-conception, tout en s’appuyant sur les compétences hautement spécialisées de chaque membre d’équipage.

En dirigeant son expédition au pôle Sud, Amundsen établit une trajectoire d’expédition très claire, comme s’il disait : « Voici ce qui va marcher : la meilleure méthode de transport en Antarctique est de faire du ski aux côtés de chiens de traîneau. Nous adoptons donc cette méthode et nous nous y engageons totalement ».

En menant sa marche vers le Sud, Scott improvise la trajectoire d’expédition à suivre, et cela ressort clairement de l’article qu’il publie dans le Geographical Journal en 1910 (SCOTT 1910) avant de se lancer dans son expédition. Cet article cultive l’ambiguïté sur la meilleure méthode de transport, comme si Scott disait : « Quelque chose va marcher : on ne sait pas très bien quelle est la meilleure méthode de transport en Antarctique. Nous nous équiperons donc de skis, d’attelages de poneys, de traîneaux à moteur expérimentaux et d’attelages de chiens, et si ces méthodes ne fonctionnent pas, par défaut, notre position de repli sera d’avancer sans animaux ni machines, traversant de grandes distances à pied, en tirant nos traîneaux derrière nous ».

À noter aussi dans cet article de Scott un ton fortement patriotique, sinon romantique :

« Dans l’atteinte du pôle Sud, il y a quelque chose de plus qu’un simple sentiment, quelque chose de plus qu’un appel à notre instinct sportif ; cela fait appel à notre fierté nationale et au maintien de grandes traditions, et sa quête devient un signe extérieur visible montrant que nous [les Britanniques] sommes encore une nation capable et désireuse d’entreprendre des entreprises difficiles, encore capable de nous tenir au premier rang de l’armée du progrès ». (SCOTT, 1910, 12. Traduction libre de G. Tombs)

Méthodologie

Titulaire d’un doctorat de l’Université McGill en histoire et philosophie des sciences, j’ai également effectué une année d’études supérieures en sciences médicales à l’Université d’Oxford. Voilà mon point de départ !

Pendant ma phase de recherche, j’ai lu des centaines de livres sur l’exploration polaire et sur les Inuits et les Tchouktches de Sibérie. Comme je travaillais de manière indépendante, sinon dans l’obscurité, j’ai validé une partie de mes recherches initiales pour le film lors de conférences et de séminaires donnés à la Sorbonne, au Scott Polar Research Institute et au Clare College de l’Université de Cambridge, ainsi qu’à l’Ohio State University. J’ai également partagé des versions préliminaires de mon film avec des Inuits au Nunavut et à Montréal, afin d’intégrer leurs commentaires, dans la mesure du possible, et de réaliser un meilleur film.

Éblouis par la mer n’aurait pas pu être réalisé dans le confort d’une bibliothèque. Pour la première fois de ma vie, je tenais des caméras vidéo, plutôt qu’un stylo et du papier : je me lançais désormais dans mes propres expéditions polaires.

Vague de proue sur l’océan Austral, trois-mâts barque Europa. © George Tombs, 2020

Dans ce film, je réunis différents types de mémoire historique : des traditions orales et écrites, artefacts, données médicales probantes, peintures à l’huile, gravures, photographies et sculptures, pour n’en citer que quelques-uns. Je place cette mémoire dans le contexte de mon expérience personnelle, dans des conditions réelles, en traversant l’océan Austral sur un trois-mâts barque, en hivernant sur un brise-glace sur la mer de Beaufort, en faisant du traîneau à chiens en Alaska, au Yukon et au Nunavut, en mangeant des baies sauvages et de la graisse de narval, en filmant une famille inuite construisant un igloo, et en utilisant tous les moyens de transport à ma disposition, de l’hélicoptère aux skis, en passant par la randonnée, l’équitation et la motoneige.

Le brise-glace de recherche canadien Amundsen, dans la banquise de la mer de Beaufort, par -48°C. © George Tombs, 2020

Les océans, en mouvement constant, représentent un réel défi cinématographique : des embardées dans les vagues produisent des taches de sel éclaboussant l’objectif, formant de la condensation et du givre sur le boîtier de la caméra. Et puis… il y a la menace constante de disparaître ou de mourir dans les conditions extrêmes des régions polaires.

La caméra vous apprend à voir, à observer, à discerner, à être opportuniste. J’ai saisi des séquences, en particulier dans les grandes étendues sauvages, lorsque les conditions me semblaient parfaites. En voyageant avec mon reflex Nikon, mes caméras vidéo numériques Sony et une série de GoPros, la caméra me présentait de nouvelles opportunités, visuellement, qui ne me seraient jamais venues à l’esprit si j’étais resté dans le domaine de l’expression verbale. La caméra est devenue mon œil et a peut-être même pris le relais de mon esprit, car elle m’a aidé à conceptualiser. Elle m’a appris ce que signifient les mots « possible » et « impossible ». Certaines de ces caméras n’ont pas survécu au froid intense.

Filmer demande également une connaissance de la profondeur de champ, de la fréquence d’images, de la vitesse d’obturation, et surtout du savoir-faire : il faut guider le mouvement de la caméra, profiter autant que possible de la lumière naturelle, et cadrer les plans de la meilleure façon possible. Parfois, j’étais un peu trop absorbé par ces détails, comme la fois où un troupeau de bœufs musqués s’est précipité sur moi, lorsque je m’en suis trop approché.

Mon film s’appuie sur des histoires orales – des traditions familiales, telles que racontées par les descendants des explorateurs polaires européens d’il y a un siècle et plus (les descendants de Roald Amundsen, Adrien de Gerlache, Robert Falcon Scott, Ernest Shackleton, Teddy Evans) et aussi par les descendants des Inuits canadiens et des Tchouktches de Sibérie qu’Amundsen connaissait le mieux à son époque.

Tourner un documentaire est un processus si coûteux que de nombreuses grosses productions sont toutes scénarisées à l’avance. Mon film a suivi un parcours beaucoup plus organique. Rien n’a été scénarisé à l’avance. En effet, je n’avais aucune idée préconçue de l’orientation que mon récit devait prendre. Évitant d’interviewer des experts autoproclamés et des passionnés de salon, j’ai plutôt recherché des personnes qui avaient de véritables racines, de l’expérience et des connaissances polaires. Il était important de connaître les personnes que je voulais filmer, d’obtenir et de renouveler périodiquement leur consentement à apparaître dans le film, d’expliquer mes intentions et de m’excuser pour tout problème technique qui m’aurait renvoyé chez eux pour une deuxième interview !

J’ai cependant appris que les traditions orales peuvent poser problème, surtout lorsqu’elles sont confrontées à la science. Par exemple, deux petits-enfants de Koleok, une femme inuk qui avait bien connu Amundsen en 1904-1905, m’ont fièrement déclaré lors d’une entrevue pour mon film qu’ils étaient les petits-fils biologiques d’Amundsen. En effet, leur père aurait dit sur son lit de mort qu’il avait été l’enfant secret d’Amundsen et de Koleok. Par la suite, un musée norvégien les a contactés afin d’effectuer un test ADN : les résultats ont indiqué, avec un haut degré de probabilité, que ces Inuits n’étaient pas les descendants biologiques d’Amundsen. La nouvelle de ce test d’ADN a failli tuer mon film dans l’œuf !

Mais quelques mois plus tard, envahi par un sentiment de désespoir, me plongeant à nouveau dans les écrits d’Amundsen, j’ai fait un rapprochement surprenant. Je me suis rendu compte qu’il faisait référence à « Koleok » (prononcé en inuktitut « Koudleok »), une jeune femme avec laquelle il avait été en bons termes lors d’un long voyage avec sa famille en 1904, sous le nom de « Kodleo » (prononcé en norvégien « Koudleo »). Elle et ses parents lui avaient proposé officiellement qu’il se marie avec elle, proposition qu’il avait fini par décliner. Cependant, cette femme est également connue sous le nom d’« Alerpa », ce qui a pu rendre son identification confuse pour les Européens (AMUNDSEN 1928, 170). Faire le rapprochement entre Koleok et Kodleo a sauvé mon film : il illustre toute l’importance de l’amitié et du respect ayant existé entre Amundsen et Koleok, donc entre un homme et une femme. Dans toutes les sociétés du monde, les femmes sont bien les premiers vecteurs de connaissances. Koleok pourrait bien avoir transmis à Amundsen une bonne partie de ses connaissances polaires. Il s’agit d’un aspect que je souhaiterais explorer alors que je rédige en ce moment une biographie d’expédition d’Amundsen, qui servira de volume d’accompagnement au film.

Paul Ikuallaq, petit-fils de Koleok, une femme inuk qui avait proposé le mariage à Amundsen en 1904. © George Tombs, 2020

 

George Konana, arrière-petit-fils de Koleok, et son attelage sur la banquise, par -54°C, facteur éolien – 68°C. © George Tombs, 2020

À la recherche de principes directeurs

Dans Éblouis par la mer, je m’efforce de raconter une histoire aussi complète que possible, ce qui implique de prendre le temps de connaître les personnes qui apparaissent dans le film. Mais comment devais-je m’y prendre ? Quels devaient être mes principes directeurs ?

Selon la célèbre maxime de l’historien allemand du XIXe siècle Leopold von Ranke, la tâche de l’historien est d’être objectif, de montrer « wie es eigentlich gewesen ist » – ou « ce qui s’est réellement passé » (1973, xix-xx). Mais cette maxime pose un défi. Nos perceptions et les récits que nous en faisons ne sont jamais purement objectifs : ils sont ancrés dans notre culture, l’environnement qui nous est le plus familier, notre expérience du monde. En réalisant un film sur les interactions entre des personnes de cultures différentes évoluant dans ce qui constituait, pour moi, des environnements étrangers, j’ai dû respecter les points de vue des Norvégiens, des Canadiens du sud, des Inuits, des Tchouktches de Sibérie et des Britanniques que j’ai interviewés et que je présente dans le film.

La revendication d’objectivité de Ranke ne m’a pas semblé pertinente. Je me suis plutôt laissé guider par le principe – ou plutôt l’idéal – de l’intersubjectivité, qui a été diversement défini depuis le temps de Maurice Merleau-Ponty (2005) et Paul Ricœur (2017). Le terme « intersubjectivité » désigne une perception partagée de la réalité entre deux ou plusieurs individus, ainsi qu’une attitude empathique qui consiste à entrer dans le monde subjectif de cette autre personne. Là encore, j’ai dû relever des défis.

En cherchant à être intersubjectif, il y a toujours le danger de recourir à la pensée analogique, de penser que l’on est en train réellement de jeter des ponts entre les cultures et les personnes, de supposer que l’on comprend et que l’on peut même recommuniquer efficacement ce que l’on entend de l’autre personne.

Par exemple, en tant que journaliste au cours des années 1980 et 1990, j’ai couvert les relocalisations forcées (déportations) de communautés inuites ainsi que l’expérience déchirante d’une femme inuite qui a survécu à un pensionnat québécois, à une époque où les médias de masse canadiens étaient réticents à rendre compte du génocide culturel auquel étaient soumis les peuples autochtones du Canada. Heureusement, la radio de la BBC a accepté de diffuser mon travail sur ce sujet.

J’ai également rendu compte du processus de revendications territoriales dans les années 1980, de l’essor et du déclin des projets industriels dans le Grand Nord canadien, ainsi que de l’extraordinaire élan vers la création du territoire du Nunavut en 1999, qui a donné aux Inuits le pouvoir économique et politique sur leur propre destin.

Et pourtant… Je me pose la question suivante : comment pouvais-je réellement appliquer le principe d’intersubjectivité, lors de mes entrevues pour la radio de la BBC, alors que je comprenais si peu le non-dit et l’expérience subjective du monde intérieur inuit ? De même, quel terrain d’entente ai-je établi avec les Inuits interviewés pour Éblouis par la mer, alors que leur vision de la nature comprend tout un univers de présences, de valeurs et de références spirituelles dont ils parlent rarement aux visiteurs, et encore moins à des inconnus ? Comment développer une perception commune de la réalité avec Gloria Corbould qui a grandi en Colombie-Britannique et que j’ai rencontrée au Mexique, Gloria étant la fille de Cakonita, Tchouktche sibérienne adoptée légalement par Amundsen en 1921 ?

Gloria Corbould au Mexique. Britanno-colombienne d’origine tchouktche, elle est la petite-fille par adoption de Roald Amundsen. Elle montre une photo de sa mère Cakonita, fillette adoptée par Amundsen en Sibérie. © George Tombs 2020

Il ne faut pas croire pour autant qu’il m’a été plus facile d’établir un terrain d’entente avec certains Européens que j’ai interviewés ! En tant que Québécois de langue maternelle anglaise, j’ai découvert que ma mentalité est assez éloignée de la mentalité britannique des familles Scott, Shackleton et Evans : donc à cet égard aussi, j’ai découvert les limites de l’intersubjectivité.

Différences entre la réalisation de films et la recherche universitaire

J’ai effectué énormément de recherches historiques et iconographiques pour cette production, si bien que les similitudes entre la recherche universitaire et la réalisation de documentaires peuvent sembler évidentes. Lors de mes conférences, je dis aux spectateurs que mon doctorat de l’Université McGill m’a aidé à définir et à explorer les thèmes clés du film, tels que l’accès ou le manque d’accès aux connaissances inuites. Jusque-là, tout va bien !

Cependant, il existe de grandes différences entre la recherche universitaire et la réalisation d’un film documentaire. D’une part, un film est en mode narratif, alors que la plupart des recherches universitaires sont en mode logico-déductif. D’autre part, lorsque je réalise un documentaire, je fais attention à ne pas éditorialiser, à ne pas moraliser, à ne pas juger les personnages, qu’il s’agisse de personnages historiques comme Roald Amundsen ou de personnes que j’ai interviewées pour le film. Je trouve beaucoup plus intéressant de laisser aux personnages une certaine latitude, de sorte que ces derniers puissent partager leur point de vue, intact, sans être interrompus et redéfinis par mes propres interprétations. Cela laisse à chaque spectateur la liberté de développer sa propre opinion sur la base des informations que je présente.

Je me pose cependant des questions. Un cinéaste doit-il prendre position sur chaque information présentée, comme si le film était une série d’affirmations et de réfutations factuelles ? Un documentaire est-il fondamentalement un argumentaire, un ensemble de points de discussion ? Pourquoi réaliser un film, si le réalisateur ne prend pas position dans un sens ou dans l’autre ?

Par exemple, comment un cinéaste traite-t-il la complexité de la personnalité, ou les changements que subit un même personnage au cours de sa vie ? Que se passe-t-il si un personnage comme Amundsen se montre tour à tour empathique et foncièrement centré sur lui-même ? Puis-je faire allusion aux multiples facettes d’Amundsen sans le juger ?

Une métaphore et une conversation

Pendant le tournage d’Éblouis par la mer, j’ai survolé, à bord d’un Cessna 205 à hélices, le glacier Kaskawulsh et des champs de glace dans le parc national de Kluane au Yukon. Pour obtenir de meilleures prises de vue, j’ai dû ouvrir le petit hublot rectangulaire sur ma gauche, passant ma caméra à travers. En cette journée ensoleillée de mars, la température de l’air à 3 000 mètres était de -30 °C ; selon le calculateur de refroidissement éolien de la NOAA, notre vitesse étant de 145 nœuds, soit 268 km/h, le refroidissement éolien a donc atteint -62 °C. Une bonne raison d’être prudent !

Je me disais ce jour-là que les expéditions polaires demandent beaucoup de préparation – on ne commence pas à acquérir des connaissances en se faisant parachuter sur place. L’environnement polaire est impitoyable, alors savoir comment y vivre demande beaucoup de connaissances.

Glacier Kaskawulsh dans le Yukon. © George Tombs, 2020

Amundsen et son équipage ont passé près d’une décennie à se préparer rigoureusement pour leur expédition au pôle Sud, tandis que Scott et ses derniers compagnons lors de la « marche vers le Sud » donnent l’impression d’avoir été parachutés sur le plateau de l’Antarctique, sans préparation adéquate. Se contentant de rations de famine, à une altitude aussi élevée, aussi tard dans la saison, sans marge de sécurité, le man-hauling prôné par Scott équivalait à une condamnation à mort.

Après une projection en 2021 à l’Université Grenoble Alpes, j’ai longuement discuté du film avec Sir Muir Gray, en vue de valider certaines de mes idées – une fois le film terminé. Professeur émérite à l’Université d’Oxford, c’est le cofondateur des mouvements de la médecine fondée sur les données probantes et des soins de santé fondés sur les données probantes.

En discutant du film avec Muir, je me suis demandé si l’aventure d’Amundsen au pôle Sud pouvait être considérée comme un exemple d’application des connaissances ? Qu’en est-il lorsque les meilleures données probantes proviennent d’un autre paradigme de connaissances (celui des Inuits) et qu’elles ne sont même pas écrites ? Selon Muir, il convient d’établir une distinction entre les connaissances tacites et les connaissances explicites en matière de soins de santé, qui fournissent toutes deux des données probantes. Les connaissances tacites sont pratiques et subjectives, sont rarement publiées et peuvent parfois même ne pas être écrites : elles indiquent comment faire. Amundsen a minutieusement acquis des connaissances tacites auprès des Inuits. Les connaissances explicites, quant à elles, sont créées par des chercheurs et publiées dans des revues scientifiques. Elles indiquent ce qu’il faut faire (GRAY 2001, 243-244). Cette distinction me fait penser à l’ouvrage de Michael Polanyi, The Tacit Dimension, selon lequel « nous pouvons savoir plus que nous ne pouvons dire » (1966, 4. Traduction libre de G. Tombs).

En constituant sa base de connaissances pendant ses deux années d’apprentissage auprès des Inuits du Nunavut, Amundsen priorisait les connaissances tacites, l’expérience et l’application des connaissances dans sa carrière polaire. Bien entendu, en étudiant tous les récits d’exploration polaire qui lui tombaient sous la main et en s’inspirant des connaissances norvégiennes sur les voyages polaires et les moyens d’éviter le scorbut, Amundsen acquerrait également des connaissances explicites.

De plus, au début des années 1890, Amundsen a fait des études en médecine à l’Université royale norvégienne de Christiania (aujourd’hui Oslo). Cette période étant souvent décrite par les biographes comme une simple perte de temps, pendant laquelle il n’apprit strictement rien. Or, il est intéressant de noter que l’un des professeurs de médecine de l’université était Axel Holst, chercheur pionnier dans le domaine du scorbut, qui enseignait que le scorbut est une maladie carentielle (même si la vitamine C ne serait découverte qu’en 1912 et isolée en 1928). Amundsen et Holst avaient des positions très similaires sur la nutrition.

Peut-on attribuer ces prises de position aux connaissances traditionnelles et tacites des Scandinaves au sujet du scorbut ? Très probablement, comme le montrent les deux exemples suivants. Tout d’abord, pendant ma phase de recherche, j’ai noté ce qui suit dans les travaux du botaniste norvégien Knut Fægri :

« Le scorbut était autrefois une maladie dévastatrice en Norvège, tant sur terre qu’en mer. Les Norvégiens ont longtemps utilisé le chicoutai [en France, la « ronce des tourbières » ou « plaquebière », qui produit de petites baies orange ressemblant à des framboises] comme remède contre le scorbut. Selon des récits arabes de la Sicile médiévale, les Norvégiens transportaient des barils de chicoutai à bord de leurs drakkars ou lorsqu’ils naviguaient en Méditerranée ». (FÆGRI 1958, 241. Traduction libre de G. Tombs)

D’autre part, au XVIe siècle, l’archevêque suédois Olaus Magnus a rédigé un recueil de connaissances tacites scandinaves remontant à l’époque des Vikings. Il attribue le scorbut à un manque de viande fraîche (1999, 451). Ensuite, il propose la tisane à l’absinthe comme remède au scorbut (1999, 826). Ces deux exemples montrent que les connaissances tacites scandinaves sur le scorbut remontent à loin. Or, les expéditions menées par Amundsen n’ont jamais souffert de scorbut ; celles menées par Scott en ont subi les effets dévastateurs à plusieurs reprises.

Roald Amundsen ne se fiait pas trop aux connaissances livresques. Il a adopté une approche patiente et rigoureuse de l’acquisition des connaissances, qui consistait à désapprendre ce qu’il pensait savoir, à passer deux ans auprès des Inuits afin de développer une confiance mutuelle et apprendre de leur système de connaissances tacites, puis à valider et appliquer ces connaissances dans la pratique. Contrairement à des explorateurs polaires comme l’Américain Robert Peary, Amundsen a toujours reconnu sa dette envers les Inuits.

Amundsen a fondé son modèle d’entreprise sur des données probantes, l’expérience et la capacité d’anticiper les conditions futures, tout en fixant des objectifs ciblés et mesurables qui pouvaient être ajustés en cours de route. Au lieu de développer un modèle d’expédition ambigu qui cherchait à concilier trop d’objectifs et de perspectives contradictoires, il élaborait un plan audacieux et clair en vue d’atteindre son objectif.

Enfin, Amundsen s’est adapté aux rigueurs des environnements arctique et antarctique. Sa priorité était la santé physique et psychologique de son équipage ; il comprenait la science de la nutrition ; il travaillait avec la nature, et non contre elle. Étant bien préparé, il considérait les conditions polaires comme une opportunité plutôt que comme une menace ; de plus, Amundsen était adaptable et innovant : prenant en compte les informations recueillies pour ses projets, et misant sur la compétitivité, il avait somme toute une mentalité d’entrepreneur. De nombreuses leçons de leadership peuvent être tirées de sa carrière polaire.

Les exploits d’Amundsen – et surtout sa découverte du pôle Sud – n’auraient jamais été possibles sans ses deux années d’apprentissage auprès des Inuits de l’Arctique canadien. Comme le dit sa petite-fille tchouktche par adoption, Gloria Corbould, à la fin de mon film :

C’était une personnalité à la fois très imposante et humble. Il a compris dès son jeune âge qu’il ignorait comment survivre dans l’environnement extrême des régions polaires. Mais il savait où chercher les connaissances qui lui faisaient défaut. Et c’est ainsi qu’il est allé vivre parmi les autochtones de l’hémisphère nord… Le plus grand héritage laissé par Amundsen réside probablement dans sa compréhension des cultures boréales, des peuples qui étaient chez eux dans le Grand Nord.

 

Bibliographie

AMUNDSEN, Roald. 1928. Nordvestpassagen, Oslo: Cappelen.

FÆGRI, Knut. 1958. Norges planter: Blomster og trær i nature. Vol. 1. Oslo: J.W. Capellens Forlag.

GRAY, Muir. 2001 [1997] Evidence-Based Healthcare: How to Make Health Policy and Management Decisions. 2nd edition. Edinburgh: Churchill Livingston.

KUHN, Thomas. 2008 [1962]. La Structure des révolutions scientifiques. Paris : Flammarion, coll. Champs-Sciences.

MAGNUS, Olaus. 1999 [1555]. A Description of the Northern Peoples. Trois volumes. London: Hakluyt Society.

MERLEAU-PONTY, Maurice. 2005 [1945]. Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard.

POLANYI Michael. 1966. The Tacit Dimension. Chicago: University of Chicago Press.

RICŒUR, Paul. 2017 [1950]. La Philosophie de la volonté. Paris : Seuil.

SCOTT, Robert Falcon. 1910. “Plans of the British Antarctic Expedition, 1910.” The Geographical Journal 36 (1): 11-20. https://doi.org/10.2307/1777649

VON RANKE, Leopold. 1973. The Theory and Practice of History. Edited by Georg G. Iggers and Konrad von Moltke. Indianapolis: Bobbs-Merrill.

Cet article a été publié dans le no. 93 de la revue parisienne Études canadiennes

 

 

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